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09/10/2015

Le prix Nobel de littérature 2015 a été attribué à Svetlana Alexievitch

  Par Dominique Conil et lorraine kihl

Le prix Nobel de littérature 2015 a été attribué à Svetlana Alexievitch. Biélorusse, découverte en France pour son livre La Supplication, elle est aussi l'auteure d'un livre monument, La Fin de l’homme rouge. Fruit d'un quart de siècle d’entretiens, de rencontres, d’histoires humaines, ce livre raconte la Russie d’hier à aujourd’hui, l’effondrement social et moral du communisme. 

Le prix Nobel de littérature 2015 a été attribué, jeudi 8 octobre, à Svetlana Alexievitch, écrivaine biélorusse auteure de six ouvrages dénonçant les ravages de la guerre en Afghanistan dans Les Cercueils de zinc, ou de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl dans La Supplication. Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse. Le prix récompense la romancière pour « ses écrits polyphoniques, un monument à la souffrance et au courage de notre époque », précise le communiqué de l'académie.                                   

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Dans sa vie, Svetlana Alexievitch aura passé beaucoup de temps dans les cuisines, ce haut lieu de la conversation russe. Écoutant. Notant. En Russie, Ukraine, Biélorussie, surtout. Elle a ainsi écouté les soldats envoyés en Afghanistan, et ce fut un livre, Les Cercueils de zinc, électrochoc suivi de procès et menaces, qui mit à bas le mythe de la glorieuse armée Rouge s’en allant libérer et réformer les Afghans. Elle a écouté les survivants et les proches de ceux qui étaient morts, ou en train de mourir, après Tchernobyl. Ce fut La Supplication, succès mondial interdit en Biélorussie, qui lui valut des problèmes de santé.

Et pendant tout ce temps, un quart de siècle et plus, cette femme qui ressemble à ceux qu’elle côtoie, coiffée comme ça vient, chemisier de coton, a écouté la Russie silencieuse. Ou plus exactement, l’URSS, puis l’ex-URSS. Ceux que l’on prend rarement la peine d’interviewer. Qui souvent vivent loin de Moscou, petites villes, ou près des Kombinat sinistrés, ou à la campagne. C’est aujourd’hui La Fin de l’homme rouge, somme-fleuve – il fallait ça – de 541 pages, publiée simultanément dans une dizaine de pays, dont on ne saurait trop conseiller la lecture à ceux qui veulent comprendre quelque chose à la Russie, mais aussi à ceux qui aiment les histoires humaines.

 

Littérature ? Lorsqu’on lui pose la question, Svetlana Alexievitch se revendique écrivain et non journaliste. L’auteur biélorusse Aïes Adamovitch, lui, a dit de ses livres qu’ils relèvent « d’un genre qui n’a pas été défini et qui n’a même pas de nom ». Peut-être de ce journalisme littéraire en voie de disparition, condamné par la vitesse de l’information et celle des lectures ?

Svetlana Alexievitch respecte scrupuleusement le réel, la teneur des propos de ceux qu’elle rencontre, elle n’imagine pas, elle est la chroniqueuse d’une époque. « Je me dépêche de consigner des traces. » Elle laisse du temps au temps, retourne parfois voir les gens. Puis viennent un montage savant et ce travail d’écriture complexe : restituer la couleur et le rythme, les vivacités et les flottements d’une parole. Elle recrée.

Nous sommes loin, aujourd’hui, des appels téléphoniques nocturnes qui suivirent la publication des Cercueils de zinc, l’accusant d’avoir attenté au moral de la nation. À la lire, le moral de la nation est aujourd’hui assez bas. Il arrive même que l’on pose La Fin de l’homme rouge, entre deux récits, pour reprendre pied, parfois, devant le cumul de malheurs en une seule vie, une seule famille. Mais ces entretiens – souvent écrits comme des monologues au cours desquels, parfois, on apostrophe celle qui note, émaillés de rares notations quasi scéniques – échelonnés entre perestroïka (fin des années 1980, début des années 1990) et 2012, forment un extraordinaire portrait de l’ex-Union.

Et comme toujours en Russie – la lettre de Nadedja Tolokonnikova en est l’illustration récente –, c’est du pire, du malheur que surgissent le lumineux, le souffle. Par-delà les amertumes, les désarrois, les rigidités.

À un bout du livre, Elena Iourevna, presque 50 ans au moment de l’entretien, troisième secrétaire du Parti quelque part en province, est vent debout contre cette époque qui brade tout ce à quoi elle croit. « Moi, j’aime bien le mot camarade, et je l’aimerai toujours. C’est un mot magnifique ! (…) Le soviétique, c’était un homme bien, il était capable d’aller en Sibérie, au milieu de nulle part, au nom d’une idée, et pas pour des dollars. » À l’autre bout du livre, Tania Koulechova, insouciante étudiante biélorusse de 21 ans, qui, le 19 décembre 2010, « le cœur léger, sans prendre cela très au sérieux », se rend à la manifestation contre la réélection truquée de Loukachenko. « On riait comme des fous, on chantait des chansons. » Elle se réjouit : elle va avoir un truc à mettre sur son blog.

 

Mais qui est la roide Elena Iourevna, lorsqu’elle raconte vraiment ? La fille d’un homme qui fut déporté six ans au Goulag... Son père en effet avait été fait prisonnier par les Finlandais pendant la guerre. Au retour, cela s’appelait « trahison de la patrie ». Jusqu’à sa mort, il n’en resta pas moins communiste convaincu. Un homme qui ne raconta que par bribes, avec l’aide de l’alcool.

Au camp, il avait connu des intellectuels, des poètes. Et il poussa ses enfants vers les études et les livres, les consolant des déconvenues d’un « courage, le pire est encore à venir ! » fruit de l’expérience. Et pourtant Elena Iourevna, qui tempête contre ces pubs à la télévision  montrant des poignées de portes en or qui coûtent le prix de son appartement, ces mages et voyantes qui remplissent des stades, était écœurée par Brejnev et autres, aspirait dit-elle, « à un autre socialisme ».

 

Qu’est devenue la légère Tania Koulecheva partie en manif qui, pour l’entretien, a par prudence emprunté le nom de sa grand-mère ? Raflée, emprisonnée, maltraitée, terrorisée, elle a vu resurgir, dans la prison, un passé qui ne l’intéressait pas jusqu’alors. Elle avait trouvé ennuyeux ce cahier gardé précieusement par sa mère, où son grand père relatait, avec le détail des tortures, ses interrogatoires par le NKVD pendant les grandes purges. Ce n’est plus le cas : « Le passé est un phare, pas un port », dit le proverbe russe…

Ce que fut la fin de l’URSS

À l’exception d’un seul récit, consacré à Sergueï Fiodorovitch Akhromeïev, maréchal, héros, lauréat du prix Lénine, qui se suicida à la fin du putsch manqué anti-Gorbatchev d’août 1991 – « pas une réhabilitation », précise Svetlana Alexievitch (mais certainement un éclairage sur cet homme intègre, qui assista discrètement aux obsèques de Sakharov, avec lequel il était en total désaccord) –, ceux qui parlent sont inconnus. Voix après voix, ils permettent de mesurer ce que fut la fin de l’URSS : un ravissement et un espoir immédiatement suivis d’une crise économique, de la grande rafle sur les biens d’État.

Soixante-dix ans de communisme autoritaire, de votes obligatoirement unanimes ou presque, de terreur, de guerre, d’apparatchiks-dinosaures : le peuple russe était économiquement ignorant (pas le seul), politiquement si longtemps anesthésié, qu'il était totalement inexpérimenté. En dépit d'innombrables publications, aucun réexamen du passé n’a vraiment eu lieu. « Pourquoi nous n’avons pas fait le procès de Staline ? Je vais vous le dire… Pour juger Staline, il faut juger les gens de sa propre famille, des gens que l’on connaît... », dit une femme.

Bien sûr, nombre de ceux qui parlent ont pâti du changement. Licenciés ou voyant pensions et retraites fondre jusqu’au ridicule, la protection sociale sombrer, l’agriculture disparaître et les coûteuses importations remplacer brusquement le bon vieux produit soviétique, peu avenant et victime régulière de pénuries, mais accessible. Pourtant, et c’est peut-être l’une des leçons du livre, les difficultés matérielles (variables selon les interlocuteurs de Svetlana Alexievitch) sont dites, mais c’est plutôt une époque violemment matérialiste, où la possession prime sur la pensée, où l’argent est devenu l’étalon de la reconnaissance sociale, que l’on dénonce.

« De nos jours il faut agir et non parler... On peut dire absolument tout ce qu’on veut, mais les mots n’ont plus aucun pouvoir. On voudrait croire à quelque chose, mais on n’y arrive pas. Tout le monde se fiche de tout, et l’avenir, c’est de la merde. Pour nous, ce n’était pas comme ça.. Ah ça non ! La poésie, les mots, la parole… »

 

Fiancé qui découvre dans le père de sa promise un ancien tortionnaire (et fier de l’être) du NKVD, affairistes affairés, policière « suicidée » en Tchétchénie, adolescente qui a survécu à un attentat dans le métro, et même émigrés russes au Canada (ces émigrants si nombreux) entonnant en fin de soirée une chanson... très soviétique, jeunes en révolte que Svetlana Alexievitch dit nombreux, qui se plongent dans Marx ou Lénine… La Fin de l’homme rouge, chronique d’une époque en bascule, parle d’abord des gens, pris dans ce qui sera l’Histoire un jour, et parle aussi de ceux ou celles qui sont hors norme : telle cette Lena, mariée, mère de trois enfants, habitée par un rêve ou apparaissait l’homme qui lui était destiné, comme dans un conte traditionnel. Elle finit par le découvrir un jour : c’était un taulard inconnu, condamné à perpétuité, détenu dans une prison sibérienne pour prisonniers dangereux. Et elle quitta son village, alla vers cet inconnu, comme une femme de Décembriste...

La Fin de l'homme rouge, ou le temps du désenchantement, de Svetlana Alexievitch, traduit du russe par Sophie Benech, 541 pages, éditions Actes Sud, 24,80 €.

11:18 Publié dans Tchernobyl | Lien permanent | Commentaires (0)

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