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10/12/2024

Il y a des atomes radioactifs dans votre verre d’eau - Extraits de l'article publié sur Mediapart le 9 décembre 2024

 

Nucléaire : il y a des atomes radioactifs dans votre verre d’eau

L’eau potable de près de 10 millions de Français est touchée par une pollution radioactive en provenance des centrales nucléaires. Si la présence de tritium est considérée sans risque par les autorités, son impact est sous-évalué selon des scientifiques. Mediapart publie une carte inédite et des analyses d’urine.

Donatien Huet et Jade Lindgaard

C’est une pollution quasi permanente et pourtant invisible : des millions de Français·es avalent de la radioactivité rejetée par les centrales nucléaires en buvant l’eau qui coule de leur robinet. Un peu moins de 10 millions de personnes, environ un·e habitant·e sur sept, vit dans une commune où du tritium, une forme radioactive de l’hydrogène, a été détecté dans l’eau potable au moins deux fois, et à un niveau au moins cinq fois supérieur au bruit de fond, selon une analyse établie par Mediapart et la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) à partir des données des agences régionales de santé (ARS).

Certains territoires sont plus exposés que d’autres. « Les grands secteurs dans lesquels on détecte du tritium sont toujours à peu près les mêmes, explique Julien Syren, codirecteur de la Criirad. Il s’agit des agglomérations qui sont sur les cours d’eau le long desquels se trouvent des centrales nucléaires : la Seine, la Loire, la Vienne, la Garonne et le Rhône. »

Ces communes ont une double particularité : se trouver en aval de l’une des dix-huit centrales atomiques de l’Hexagone et prélever leur eau potable dans un cours d’eau (ou dans sa nappe alluviale) où un réacteur rejette du tritium.

C’est à Châtellerault et à Naintré, dans la Vienne, en aval de la centrale de Civaux, que le record de tritium dans l’eau potable a été mesuré en mars 2017, avec 65 becquerels par litre (Bq/l) – l’unité utilisée pour mesurer « l’activité volumique » d’une substance, c’est-à-dire le nombre de noyaux, par unité de volume, qui se désintègrent chaque seconde et émettent un rayonnement.

« C’est le secteur en France où l’on détecte les niveaux de tritium les plus élevés dans l’eau du robinet, pointe Julien Syren. Cela s’explique par le fait que le débit de la Vienne est moins fort que celui du Rhône et que donc le tritium rejeté y est moins dilué. »

Au-delà de 100 Bq/l, une enquête doit être déclenchée pour comprendre l’origine de la pollution (voir l’encadré). Mais en dessous de ce seuil, aucun suivi n’est prévu. Hors rejet industriel, la concentration de tritium dans l’environnement ne dépasse pas 2 Bq/l.

À Agen et dans les communes avoisinantes du Lot-et-Garonne, en aval de la centrale de Golfech, un autre pic (56 Bq/l) a été atteint en mars 2019. À Angers (plus de 160 000 habitant·es), dans le Maine-et-Loire, en aval de la centrale de Chinon, on mesure 54 Bq/l en septembre 2019. À Blois (Loir-et-Cher), en aval de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, 42 Bq/l en juillet 2024. À Alfortville (Val-de-Marne), en aval de la centrale de Nogent-sur-Seine, en août 2023, 35 Bq/l.

Si l’on prend en compte l’ensemble des communes où du tritium a été détecté au moins une fois depuis 2016 au-dessus du bruit de fond de 2 Bq/l, un quart des Français·es sont concerné·es, avec 16,3 millions de personnes dans plus de 2 300 communes.

 

Cette situation est connue des autorités sanitaires, qui surveillent la quantité de tritium dans les eaux et dans l’environnement à proximité des centrales – une carte est consultable en ligne. EDF transmet à l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) ses registres de rejets de tritium, « soumis à une réglementation très stricte encadrant les conditions sous lesquelles ces rejets peuvent être effectués », explique le groupe. « La surveillance des rejets de tritium s’exerce, d’une part, sur les effluents liquides et gazeux et, d’autre part, sur l’environnement à proximité de l’installation (contrôles au cours du rejet, prélèvements d’air, d’eau, de lait, etc.) », précise une porte-parole.

Mais en plein débat public sur la construction de nouveaux réacteurs EPR2 à Gravelines (Nord), où se trouve déjà la plus grosse centrale d’Europe, et tandis que le document de planification énergétique du pays est actuellement en consultation, qui explique au public que la relance du nucléaire va augmenter la pollution radioactive de son eau potable ? « Les réacteurs EPR [comme celui en cours de finalisation à Flamanville, dans la Manche – ndlr] et EPR2 étant plus puissants, avec environ 1 600 mégawatts, que les réacteurs à eau pressurisée du parc actuel, la quantité de tritium produite par ces réacteurs devrait être supérieure », explique l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Des atomes radioactifs qui sont produits dans le cœur des réacteurs nucléaires se retrouvent dans le plus intime de nos vies : l’eau de notre robinet et notre organisme.

Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Criirad

Entre fin mars et fin avril 2023, Pierre*, qui vit dans la région de Nantes (Loire-Atlantique), a bu tous les jours de l’eau du robinet chez lui, comme des millions de Français·es. Mais dans la sienne se trouvait du tritium en quantité suffisamment importante pour être détectée : entre 8 et 14 Bq/l. Résultat : le tritium s’est retrouvé dans son urine, à un niveau suffisamment élevé pour pouvoir être mesuré : entre 3,4 et 4,7 Bq/l, selon une étude commandée par Mediapart au laboratoire de la Criirad.

Entre mai et juin de la même année, Thomas*, habitant de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), a avalé entre 2,8 et 11,6 Bq/l de tritium chez lui, et uriné entre 3,2 et 3,5 Bq/l de substance radioactive, selon cette même étude. « Ça a été une découverte et une inquiétude, dit-il à Mediapart. Je ne m’y attendais pas. J’ai réalisé qu’en plus des pesticides et des polluants éternels, on pouvait aussi avoir de la radioactivité dans l’eau potable. Il y en a peu mais comme je bois tous les jours cette eau, et que j’habite là depuis dix ans, ça s’accumule quand même. »

En revanche, Martin*, résident à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), n’avait pas de tritium dans ses urines entre fin mars et mi-avril. Logique : dans son eau du robinet, les valeurs étaient aussi inférieures au bruit de fond – cette commune est désormais alimentée en eau de la Marne, sans réacteur nucléaire, et non de la Seine.

« Des atomes radioactifs qui sont produits dans le cœur des réacteurs nucléaires se retrouvent dans le plus intime de nos vies : l’eau de notre robinet et notre organisme. Il faut que les gens intègrent cette réalité », explique Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Criirad.

Concrètement, une fois ingéré, le tritium se diffuse dans l’ensemble de l’organisme, parce que c’est un atome radioactif d’hydrogène et que le corps humain est fait d’eau – et donc d’hydrogène. Une partie seulement sera éliminée par les urines. Ce radionucléide émet des rayonnements bêta de très faible énergie, faciles à bloquer quand il est à l’extérieur d’un corps, par du métal ou du verre. Mais une fois à l’intérieur d’un organisme, rien ne l’empêche d’irradier.

Situation « inéluctable »

Dans le cas des personnes témoins de l’étude de la Criirad pour Mediapart, « si on utilise les modèles officiels d’évaluation, le risque est très faible pour la santé de ces personnes », analyse Bruno Chareyron. « Simplement, il faut avoir en tête que, sur le plan scientifique, il y a beaucoup d’incertitudes sur les effets des très faibles doses, en particulier pour le tritium. Pour limiter les risques pour les plus vulnérables (femmes enceintes, embryons et fœtus) et pour celles et ceux qui boivent cette eau du robinet sur toute une vie, il serait souhaitable de leur donner accès à une eau qui ne contienne pas de substances radioactives. Si on peut l’éviter, il faut l’éviter. »

Cette présence radioactive dans l’eau potable est d’autant plus difficile à se représenter qu’elle est parfois détectée à plusieurs dizaines de kilomètres de la centrale concernée. « Plus de 75 % du tritium présent en aval des centrales provient des rejets liquides des installations » et « cette proportion atteint 90 % dans la partie aval du Rhône », explique l’IRSN.

  Pour la Criirad, la présence du tritium montre que ces ressources en eau potable seraient impactées directement en cas d’accident grave de centrale nucléaire. Une alerte également lancée en 2019 par l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (Acro). Les ARS d’Île-de-France et de Nouvelle-Aquitaine, sollicitées par Mediapart, n’ont pas répondu à nos questions à ce sujet.

« Le tritium n’est pas rejeté dans les circuits d’alimentation en eau potable mais il s’y retrouve, c’est inéluctable, explique Julien Collet, directeur général adjoint de l’ASN. C’est intrinsèque à la filière des réacteurs à eau sous pression. » 

Cette technologie, la plus utilisée dans le monde, est celle que l’on trouve dans les centrales nucléaires en France. Le tritium y est fabriqué par la rencontre entre les neutrons, produits par le réacteur en fonctionnement, et le bore, un élément chimique injecté pour contrôler la réaction nucléaire. C’est donc un sous-produit involontaire mais inévitable.

Ce tritium est ensuite rejeté dans les fleuves que bordent les centrales nucléaires, au moment jugé le plus opportun par EDF (saturation des bâches de rétention, plus gros débit de fleuve, etc.). Et se retrouve dans les eaux de surface qui servent à produire l’eau potable.

« Les concentrations qui peuvent être rejetées au niveau du tuyau de la centrale sont de l’ordre de ce qui est conforme aux eaux potables, et donc, une fois dilué dans le milieu, on arrive à des taux extrêmement bas », poursuit Julien Collet. « Les premiers effets toxiques du tritium apparaissent pour des concentrations très largement supérieures aux concentrations environnementales actuelles », considère l’IRSN, qui a consacré plusieurs études au sujet en 2020 et 2021, à la suite d’un livre blanc publié par l’ASN en 2010. Personne ne conteste donc qu’il y a du tritium dans l’eau potable de millions de personnes. La question est : est-ce un problème sous-estimé ?

Conséquences biologiques

De récentes publications scientifiques et travaux d’expert·es vont à l’encontre de l’idée que le tritium est inoffensif. Après avoir analysé 250 publications scientifiques, les chercheurs Timothy Mousseau et Sarah A. Todd, de l’université de Caroline du Sud (États-Unis), concluent que « contrairement à l’idée répandue que le tritium est une source relativement anodine d’irradiation, la grande majorité des études indiquent que l’exposition, en particulier interne [c’est à-dire depuis l’intérieur du corps – ndlr] peut avoir des conséquences biologiques, en abimant l’ADN, en causant des dégâts physiologiques et du développement, en réduisant la fertilité et la longévité, et en élevant le risque de maladies, y compris de cancers ».

Pour les auteurs, le tritium est un sujet beaucoup trop ignoré, ce qui « est surprenant, puisque c’est la plus importante substance radioactive rejetée par une centrale nucléaire ».

Président de l’Institut pour la recherche sur l’énergie et l’environnement, sur la côte est des États-Unis, un organisme dédié à la diffusion du savoir scientifique, Arjun Makhijani pointe que le corps humain « est avant tout un système d’information, avec un ADN très finement réglé. Or, la radioprotection considère le corps humain avant tout comme un gros sac d’eau ». Le problème de cette approche est qu’elle sous-estime, selon lui, les effets des rayonnements du tritium sur les cellules de l’organisme. Et notamment, les risques de pathologies en dehors du cancer : fausses couches, malformations.

« Nous ne faisons pas de la santé environnementale mais du contrôle des effets des pollutions. Ce n’est pas la même chose : nous sommes en contact avec tous les polluants en même temps. Vous buvez du tritium en dessous de 100 Bq/l en France. Mais du mercure se trouve-t-il dans votre corps ? Des produits chimiques ? Des métaux lourds ? Le tritium traverse le placenta. Que se passe-t-il pour un fœtus s’il subit du stress oxydatif en raison de la présence de tritium pendant son premier trimestre de développement ? Nous ne savons pas. Le problème du passage des radionucléides vers le placenta et leur impact sur les trois premiers mois de la grossesse a été négligé. » Il a saisi l’Académie des sciences états-unienne sur ce sujet en 2022.

Dans un livre publié en 2023, Exploring Tritium’s Danger (non traduit), il plaide pour limiter le tritium à 15 Bq/l dans l’eau potable, « ce qui équivaut à un risque de cancer de un adulte sur un million, le seuil le plus protecteur que l’on puisse imaginer ». C’est aussi la recommandation de l’agence de protection de l’environnement de l’État de Californie – non suivie.

 

Au Canada, autre pays nucléaire, l’agence de protection de l’eau potable de l’État d’Ontario, où se trouve une des plus grosses centrales atomiques du monde avec huit réacteurs, propose de limiter le tritium à 20 Bq/l. En 2013, le Parlement européen avait adopté une résolution abaissant la valeur de référence du tritium à 20 Bq/l. Elle n’a pas été reprise par la Commission. Dans une partie des communes françaises, les quantités détectées sont supérieures à ces niveaux.

Quel est le seuil maximal de tritium dans l’eau potable ?

En France, la valeur de référence pour évaluer la quantité de tritium dans l’eau est de 100 becquerels par litre (Bq/l). Ce n’est pas un seuil de potabilité, estimé à 10 000 Bq/l par l’OMS, selon un calcul contesté par la Criirad. C’est ce que l’on appelle une « valeur paramétrique », donc un simple indicateur : à partir de 100 Bq/l de tritium dans l’eau, les autorités doivent déclencher une enquête pour comprendre d’où vient la pollution radioactive.

« Les autorités doivent vérifier si ce non-respect de la valeur paramétrique présente un risque pour la santé des personnes. Concrètement, ça veut dire qu’on doit faire des analyses complémentaires dans cette eau pour savoir quels éléments radioactifs s’y trouvent, et calculer les doses auxquelles s’exposent les personnes qui la boivent », explique Julien Syren, codirecteur de la Criirad.

Les contrôles de tritium dans l’eau du robinet ne sont obligatoires que depuis 2005, vingt-huit ans après le démarrage de la première centrale nucléaire à Fessenheim (Alsace). Pour connaître la quantité de tritium dans l’eau, un site est consultable, mais ne donne pas d’informations antérieures à 2016.

« Il est très difficile de mesurer le tritium, vous ne pouvez pas utiliser un compteur Geiger qui mesure en direct à combien de microsieverts [l’unité qui mesure l’impact de la radioactivité sur le corps humain – ndlr] par heure vous êtes exposé, explique Ian Fairlie, expert en risques liés aux radiations et ancien membre d’une commission gouvernementale en Grande-Bretagne. Il faut le prélever dans un contenant spécial, le traiter dans une machine dédiée. Ça prend vingt-quatre heures et ça coûte cher, donc les personnes ordinaires ne peuvent pas vraiment le faire. »

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) fixe à 10 000 Bq/l de tritium le seuil de potabilité de l’eau. Un niveau qui, selon elle, correspond à un risque sanitaire très faible. Mais selon une contre-expertise de la Criirad, le mode de calcul de l’OMS est problématique : le risque pris en référence pour évaluer l’impact sur une personne durant sa vie entière est trois cents fois supérieur à celui retenu pour les cancérigènes chimiques.

Aux États-Unis, la valeur paramétrique du tritium est de 740 Bq/l, bien au-dessus de la valeur française (100 Bq/l). « La bonne nouvelle pour vous est que la limite en France est plus stricte que dans la plupart des pays, commente Arjun Makhijani. La mauvaise nouvelle est que ce n’est un bon seuil que pour un problème : le risque de cancer. Et qu’il ne prend pas en compte les personnes les plus vulnérables. »

Aucune formation sur le tritium

Mais pour Julien Collet, de l’ASN, compte tenu de la faible radiotoxicité du tritium, « en termes de prévention de risques, ça n’a pas de sens d’aller plus loin qu’un traitement qui consiste juste à le relâcher en évitant des pics de concentration dans l’environnement ». Car sinon il faudrait conserver sur le site des centrales nucléaires le tritium « pendant potentiellement plusieurs décennies » pour que sa radioactivité s’épuise. Cela « nécessiterait de construire des capacités considérables ».

Au sein d’EDF, quelle attention est accordée au sujet des rejets de tritium ? Quelles alternatives existent au rejet d’une substance radioactive dans les cours d’eau qui servent à produire l’eau potable ? Sur ces points, le groupe n’a pas répondu à nos questions et se contente de citer la réglementation en vigueur. Il n’a pas non plus transmis à Mediapart ses registres de rejets détaillés, pourtant de nature publique.

Contacté, un chef de service opérationnel dans une centrale nucléaire témoigne que « le but est de rejeter le moins de tritium possible. Mais quand vous vous retrouvez dans une situation où toutes les bâches sont pleines et que si on ne rejette pas, on va être bloqué dans l’opération des réacteurs, on va trouver des alternatives. Et en général, cela passe par justifier qu’on peut rejeter en dehors des seuils initialement définis ». En vingt ans de carrière au sein d’EDF, il dit n’avoir jamais reçu « la moindre sensibilisation, ni la moindre ligne de formation aux dangers du tritium ».

 

 
 

 

 

 

 

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